L’intelligence artificielle (IA) a envahi silencieusement le monde de l’éducation par le biais des élèves. Face à ce constat, enseignants et instances publiques s’organisent pour ne pas se laisser dépasser et pour s’approprier cet outil puissant en toute conscience de ses limites.
86 % : c’est le pourcentage de jeunes qui utilisent l’IA dans le cadre de leurs études, dont plus de la moitié au moins une fois par semaine, selon une étude du Digital education council. Élisabeth Borne, la ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, a donc annoncé lors du Sommet mondial de l’action sur l’IA en février dernier qu’une formation obligatoire à l’IA pour les élèves de 4e et de 2de entrerait en vigueur à la rentrée 2025. Face à ce déferlement d’une technologie nouvelle dans les usages des élèves, moins de 20 % des enseignants l’utilisent régulièrement dans leurs pratiques professionnelles. Comment le réseau La Salle se situe-t-il par rapport à ces problématiques ?

Quand les équipes pédagogiques s’approprient l’IA
Hélène Soulard, qui codirige l’école et le collège La Providence La Salle à Poitiers, a créé une véritable impulsion pour son établissement et parmi ses équipes, qu’elles soient administratives ou pédagogiques : « Nous avons procédé à l’achat d’une licence IA RGPD pour Upmeet, une application de comptes-rendus de réunions. C’est un investissement financier pour l’établissement qui correspond à 600 euros par an. » Elle fait désormais partie des outils utilisés quotidiennement par son homologue côté élémentaire, Alain Brémaud : « L’application est couplée à mon emploi du temps, elle repère les événements pour lesquels elle est utile. Mais il faut faire attention : l’autre jour par exemple, elle a enregistré toute seule un webinaire auquel je n’ai finalement pas pu assister… »
Emballée par les possibilités qu’offre l’IA dans les établissements, Hélène Soulard a également investi dans une formation pour ses équipes pédagogiques, formation qui a été reçue de manière enthousiaste par la plupart des enseignants. « J’ai compris que l’IA nécessitait des prompts bien plus sophistiqués que ceux que j’avais utilisés auparavant, constate Annabelle Beaudry, professeure de français, avant de donner un exemple de prompt tel que la formatrice lui a appris à rédiger. En deux minutes, ChatGPT et Gemini ont généré une séquence pertinente. Quelle puissance ! En un temps record, ces IA ont créé ce que j’aurais mis plusieurs heures à concevoir ! »
Le chef d’établissement de l’Institution Sainte-Chrétienne La Salle à Sarreguemines, Sébastien Marchal, est à la fois sur la même longueur d’onde qu’Hélène Soulard et sur le même calendrier qu’Élisabeth Borne : « Nos enseignants ont pris conscience que l’IA pouvait constituer un gain de temps non négligeable dans la préparation et la gestion de leur quotidien de professionnels de l’éducation ainsi qu’une source inépuisable d’informations. Au cours de l’année scolaire 2025-2026, j’ai donc prévu des journées de formation à l’IA pour l’ensemble de l’équipe pédagogique. » Il les estime indispensables pour que les professeurs puissent à leur tour former les élèves, puisqu’il a été décidé de ne pas leur interdire son utilisation : « Nous allons accompagner nos élèves à mieux dompter cet animal sauvage ! », précise-t-il.
Frédéric Pierre, chef d’établissement au Pensionnat Jean-Baptiste de La Salle de Rouen, s’intéresse à l’IA depuis plusieurs années, grâce à son fils et à des lectures personnelles. Progressivement, il a fait le constat d’un besoin de formation pour ses pairs. « J’ai constaté que mes interlocuteurs ne savaient pas comment fonctionnent les IA et s’en faisaient une idée fantasmée, référée à quelques œuvres de science-fiction. D’où la nécessité de proposer à ma communauté éducative une formation complète permettant d’appréhender l’histoire, le fonctionnement, des exemples prometteurs d’utilisation et les questions fondamentales soulevées. » Formations internes, journée pédagogique dédiée, visios, matinée pour les parents d’élèves et groupe de réflexion à venir : il multiplie les interventions pour aider ses collègues à maîtriser techniquement l’outil, mais aussi à combattre les idées reçues, à avoir moins peur de l’IA et surtout à s’adapter à ces nouveaux usages numériques qui font de toute façon déjà partie du quotidien des élèves.
L’IA sonne-t-elle le glas de la profession ?
Si les jeunes sont déjà conquis par l’IA, elle ne fait pas, par bien des aspects, l’unanimité parmi les enseignants. « Certains s’interrogent sur l’intérêt de continuer à donner des devoirs écrits à la maison dans la mesure où la plupart du temps tout est fait par l’IA », rapporte Sébastien Marchal. Cela pose effectivement la question de l’évolution des pratiques et, plus largement, de celle du métier d’enseignant. Comment ne pas se sentir en danger face à l’existence d’un outil qui possède la totalité des connaissances humaines et qui sait synthétiser, rédiger, argumenter, donner les sources, voire interagir de manière fluide en s’adaptant à l’être humain qui le sollicite ?
« Je crois que la question n’est déjà plus “Doit-on les intégrer à l’enseignement ?”, mais “Comment ? Jusqu’où ? Pour en tirer quel parti ?” », liste Frédéric Pierre. De nombreux enseignants du réseau l’utilisent déjà au quotidien pour les aider dans la préparation de leurs cours, ou encore pour la rédaction des appréciations sur les bulletins de notes. Mais jamais directement en classe : « Tant que je n’ai pas de cadrage officiel de l’Éducation nationale, je n’utilise pas l’IA avec les élèves », précise Olivier Martin, professeur de technologie au collège La Providence La Salle de Poitiers.
Du côté d’Annabelle Beaudry en tout cas, le constat est sans appel : « Une chose est certaine : l’avenir de l’enseignement passera par l’IA. » L’enseignante l’utilise pour générer des dizaines d’exercices de grammaire, de conjugaison ou d’orthographe, ou pour différencier des évaluations. Mais elle n’a pas encore sauté le cap de se lancer devant ses élèves avec une séquence entièrement préparée par IA. « Nous ne pouvons pas nous contenter d’appliquer aveuglément ce que l’IA nous propose. Il faut le réfléchir, le réajuster pour le faire sien, explique-t-elle. L’enseignement reste un métier profondément humain, les sciences humaines en sont le cœur, et je tiens à apporter ma touche personnelle dans chaque séance. Cette approche me permet de conserver ce qui me semble essentiel dans notre métier : l’esprit critique. »
Catherine Larché, professeure d’anglais dans le même établissement, complète : « Les profs ne vont pas disparaître, on a plus que jamais notre place. Dans la représentation face aux élèves, notamment. Par exemple, l’IA n’a pas d’humour ; or, être prof, c’est aussi un peu faire le pitre ! » Laure Lucchesi, entrepreneure et consultante en IA, partage le même point de vue, avec une vision plus large : « L’usage de l’IA peut appuyer la pédagogie et la transmission des savoirs. Cette utilisation doit se faire en complémentarité et non en remplacement de l’humain : élèves, enseignants et parents doivent être informés clairement de quand et comment l’IA est utilisée. »
« Nous allons accompagner [nos élèves] à mieux dompter cet animal sauvage ! »
L’éthique de l’IA
Comme toutes les nouvelles technologies, la question d’une utilisation éthique se pose. « Une technologie n’est jamais neutre, rappelle Laure Lucchesi. Que ce soit en raison de ses racines historiques et de la façon dont elle a été développée, de considérations géopolitiques, des acteurs dominants qui la commercialisent, ou encore en raison de ses impacts systémiques – humains, écologiques, politiques. » S’en servir pour les avantages indiscutables qu’elle peut offrir dans la pratique de l’enseignement est une chose, avoir conscience de ses limites, de ses biais et des conséquences de son utilisation en est une autre.
« L’IA génère des problèmes éthiques, allant de la protection des données à la propriété intellectuelle, en passant par les risques liés à la prédictibilité (sur l’orientation) et à l’impact environnemental », développe Frédéric Pierre. Tous les enseignants interrogés dans le cadre de cet article évoquent en effet l’impact écologique de cet outil : eau, énergie, métaux, matériaux, infrastructures… Il faut par exemple l’équivalent d’une moitié de charge de téléphone pour générer une seule image. Sa face sombre se situe aussi dans sa propension à « amplifier très largement les inégalités et les discriminations », comme le précise Laure Lucchesi. Les impacts sociaux sont donc à prendre en compte dans l’utilisation d’un outil dans le cadre d’un environnement où l’égalité des chances doit primer.
« À l’été 2025, un appel à projets, financé à hauteur de 20 millions d’euros par France 2030, sera lancé pour développer une IA souveraine, ouverte et évolutive, à destination des enseignants, qui sera disponible dès l’année scolaire 2026-2027 », annonce le site du ministère de l’Éducation nationale. Dans un peu plus d’un an, les enseignants français pourront donc utiliser un outil adapté à leurs besoins sans craindre de distribuer leurs données à des entreprises qui n’entreraient pas dans le cadre de la législation européenne. En attendant, Frédéric Pierre voit en l’émergence de cet outil un lien très direct avec la philosophie du réseau : « Jean-Baptiste de La Salle m’a toujours impressionné par ses intuitions pragmatiques. Le réseau lasallien a la ressource de se poser ces questions, d’apporter sa contribution, de créer une émulsion de pensées, au croisement de l’éducatif, de la science, de l’éthique, de l’anthropologie, de la sociologie, de la théologie. » Jean-Baptiste de La Salle et l’IA : même combat !
Rédaction : Florence Porcel – Photos communication La Salle France